Les Utopies Concretes - Articles et expériences




Faut-il tuer la liberté d’expression ?

mardi 8 octobre 2002, par Emmanuel J. Duits


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On assiste à la multiplication des procès à des artistes, des cinéastes et des écrivains, parce que leurs oeuvres choquent tel ou tel groupe religieux ou moral.
Peut-on tout dire ? Est-il positif que toute opinion soit accessible au public, même si elle est immorale ou dangereuse ?
L’Utopie concrète implique une croyance fondamentale en l’homme comme être de raison, qui se passe très bien de gentils régulateurs et de censeurs moraux.

La liberté imprescriptible du philosophe

L’exercice de la philosophie requiert une liberté absolue. Il ne s’agit point de prétendre que le philosophe disposerait d’un mystérieux libre-arbitre ; il s’agit de constater que lors de l’usage de sa raison, le philosophe ne saurait se poser de limites ni de tabous intellectuels a priori. Si je veux atteindre un quelconque fragment de vérité, il faut que je puisse examiner sans aucune restriction les hypothèses et confronter toutes les informations dans le domaine que ma pensée considère. C’est là du moins l’idéal de la Renaissance et des lumières, cet idéal qui nous a permis de nous défaire des diktats de l’autorité religieuse, de la peur de penser dans laquelle vivait l’homme du Moyen Âge, pris aux pièges que lui tendraient la chair, l’orgueil spirituel, sa fragile raison, voire le Démon aux arguties subtiles ! Il aura fallu quelques siècles de luttes , celle en particulier des philosophes arabes et judéo-chrétiens, pour donner toutes ses lettres de noblesse à la Raison naturelle, à la libre-pensée. Ne croyant plus désormais que la personne humaine et ses facultés cognitives sont aimantées vers le mal à la suite du péché originel, il serait absurde de s’empêcher de penser. Ce point ne semblera-t-il pas facile à concéder pour un esprit sorti des "ténèbres" médiévales ?
Et pourtant, croyons-nous encore que la liberté totale de l’esprit soit positive ? Rien n’est moins sûr. Nous sommes de plus en plus tentés, surtout ces dernières décennies avec le retour des tabous intellectuels, du "politiquement correct" et d’une sorte de moralisme laïque, de renoncer à notre liberté de penser. Prenons des sujets polémiques. Supposons que je veuille comparer les différents systèmes de valeurs et approfondir l’éthique ; il pourra m’être utile d’étudier les penseurs libertaires des années 70, y compris ceux qui dérivèrent jusqu’à justifier une morale sans aucun tabous, et qui finirent par admettre la pédophilie ! Ainsi, l’examen approfondi d’une problématique peut conduire à de "mauvaises fréquentations" intellectuelles. Aujourd’hui, les tenants de la vertu diront : "N’allez pas trop loin. Voyez cette question, mais attention, ne citez pas tels auteurs, vous vous déconsidéreriez."
De même, celui qui appréhendera les systèmes politiques sera nécessairement amené à se confronter à la pensée de Hobbes - qui prône l’Absolutisme -, celle de Platon - critiquant la démocratie -, autant de tentations qu’on pourrait qualifier anachroniquement de "fascisantes". D’ailleurs, l’enquête sur les philosophies politiques conduirait nécessairement à se plonger dans les théoriciens du totalitarisme "rouge" ou "brun". Là encore, le réflexe actuel consisterait à poser des limites. Arrivé face à certains noms entâchés de sang, il nous est conseillé de refermer nos livres, et d’éviter d’examiner de trop près certaines de leurs thèses dangereuses.
Il m’arrive d’entendre des étudiants, qui se posent eux-mêmes comme intellectuels, déclarer qu’ils sont tolérants mais bien sûr n’accepteraient pas de discuter avec un fasciste, un islamiste, ou tout autre représentant du Mal selon leurs critères. Bref, ils se posent des barrières à l’exploration mentale ; ils s’interdisent d’accéder à des données intellectuelles et sensibles - informations, vécus, arguments. Ils confondent morale et méthodologie. Pourtant, à première vue la recherche du vrai n’a que faire de morale ; je peux être engagé par mes valeurs et mon passé à lutter contre certaines options politiques ou philosophiques, mais en tant que chercheur je ne peux limiter mon champ d’investigation intellectuelle. Ou alors, il faut que je me dise que la connaissance peut avancer par l’ignorance ! En ne connaissant pas les doctrines erronées, je comprendrais mieux "l’erreur" qu’en les connaissant. Etrange point de vue, qui présuppose que je possède déjà la vérité. Du haut d’une telle posture, sans même analyser en détails une doctrine, j’arrive à savoir : qu’elle est fausse ; et - ce qui est le plus important en philosophie - pourquoi elle est fausse. Je sais que le fascisme, le racialisme, le marxisme stalinoïde, le maoïsme, l’islamisme, le morale soixante-huitarde, le moonisme, etc., sont des erreurs, sans avoir regardé l’argumentaire de ces fausses théories ni rencontré de prés leurs protagonistes. A ce stade, la philosophie rejoint la médiumnité.
Personne n’ose dire crûment qu’il détient une telle science infuse. Mais ne nous comportons-nous pas souvent "comme si" c’était le cas ? L’exemple de l’étudiant qui écarte sans examen telle ou telle position possible sur l’échiquier de la pensée politique, religieuse ou autre, est déjà aux ordres, et point si éloigné de l’escholier médiéval, soumis aux puissantes injonctions de l’Eglise.
Or, la tension vers le vrai implique que je suis démuni : je ne connais point le vrai a priori, et c’est par un cheminement hésitant, avec la rencontre des erreurs au coin du bois, qu’un certain dévoilement pourra advenir. Le philosophe est tenu de se confronter aux méchants, sous peine de devenir un simple prêtre qui répercute le catéchisme moral de son temps !
Néanmoins, un argument peut justifier même pour le philosophe le refus d’étudier certaines idées. On peut affirmer qu’un grand nombre de théories ont été jugées par l’Histoire, et qu’il n’est plus besoin de les (ré)examiner. Pourtant, cette objection tombe d’elle-même : dans la mesure où chacune de ces doctrines comporte aujourd’hui des partisans convaincus, comment prétendre qu’elles sont obsolètes ? Il faudrait là encore peser l’argumentation de ceux qui affirment par exemple que le marxisme a été renversé avec le Mur de Berlin, face à ceux qui tiennent le raisonnement inverse. De même pour le fascisme, le fondamentalisme, etc., chacun ayant connu des chutes historiques spectaculaires et pourtant continuant à mobiliser des courants plus ou moins forts dans l’opinion et même parmi des intellectuels.
Au fond, ceci reviendrait à dire que l’argument moral n’est pas forcément décisif. Ce fait est peut-être désespérant quant à notre vision du "progrès des idées", mais force est de constater le fait : une idéologie peut continuer à être considérée comme une philosophie valable, voire comme vérité scientifique ou religieuse, même si elle est responsable d’une somme impensable de destruction. Quoique le communisme ait provoqué peut-être 100 millions de morts, il n’empêche que nombre de personnes continuent à croire en sa valeur salvatrice. La quantité de crimes associés, à tort ou à raison, avec une théorie, ne semble pas suffire à l’invalider aux yeux de tous : d’ailleurs, un argument fort permet de soutenir le point de vue des nouveaux partisans des idéologies, y compris celles qui se sont avérées meurtrières. Ils répondront à leurs détracteurs que chaque théorie a provoqué des crimes qui, souvent, défient l’imagination. Il n’y a pas de courant politique ou religieux innocent ! Combien de morts par famine et d’esclaves dans les pays du tiers-monde à cause du libéralisme économique ? Quant aux religions, n’en parlons pas ! De ce point de vue, le catholicisme n’a guère de leçons à donner à l’islamisme ni au marxisme.
Ainsi, la morale ou l’Histoire ne peuvent pas toujours nous dispenser de l’examen des doctrines plus ou moins redoutables et sanglantes.
Evidemment, il est impossible d’aborder toutes les théories dans tous les domaines ; l’idéal de la Renaissance est caduque. En tout cas dans les champs qui nous intéressent, cette démarche de libre-examen est celle que la philosophie recommande, préconisant ainsi l’usage de la liberté de penser, et de former sa propre opinion par les échanges - avec les risques que cela comporte.
Mais le jeu en vaut-il la chandelle ? Et si tout ce que je venais de dire n’était qu’une rhétorique trompeuse ? Les grands principes énoncés ne valent pas grand-chose face à l’horreur des souffrances de millions et millions d’êtres humains. Il y aurait un lien logique et terrible entre la liberté de penser (la philosophie, les Lumières !) et les crimes innombrables que nous avons évoqués, avec une distance excessive.

Le charme discret de la censure

Qui dit liberté de penser, dit liberté de se tromper, d’élaborer puis d’exprimer des opinions fausses, voire perverses et dangereuses. La religion prétendait détenir seule la Vérité ; pour s’en affranchir, les philosophes ont réclamé passionnément le droit à l’erreur, le droit sacré pour les hommes de tâtonner, d’essayer (l’essayeur de Bacon), puis de subir les conséquences de leurs propres délires… Le Vrai révélé, donné d’un bloc, a été rejeté au profit d’une recherche collective et risquée. Or, ce droit à l’erreur a conduit la cité des hommes aux excès tragiques ; les idéologies totalitaires du XXème siècle, fascisme, nazisme, stalinisme, ont montré jusqu’où l’humanité se conduisant par sa "raison", livrée aux seules "Lumières", s’engloutirait… Face à un tel déchaînement d’horreurs, face aux monstres engendrés par la "liberté de penser", il est légitime de s’interroger sur le droit à l’errance des hommes. Sommes-nous libres de penser sans limites, sans aucun garde-fous, d’exprimer toutes les idées puis d’expérimenter nos inventions politiques et scientifiques ? Ou bien devons-nous poser des cadres immuables - notamment éthiques ? Y a-t-il des "lignes rouges" au-delà desquelles l’esprit des hommes ne doit plus - plus jamais - s’aventurer ? Devons-nous détruire ou empêcher l’expression de certaines théories, qui contiennent en germe tous les déchaînements sismiques que nous avons connus ? C’est ce point de vue qui semble poindre à l’horizon.
Aujourd’hui la liberté d’expression, constitutive de la démocratie moderne, est contestée ; après les tragédies du XXème siècle, nous tendons à rogner celle-ci, craignant obscurément qu’elle ne nous ramène aux mêmes insupportables événements.

Le centre de gravité se déplace. Il ne s’agit plus du philosophe solitaire errant dans la nuit à la recherche d’incertaines "vérités". Il s’agit du sujet politique, qui s’exprime dans la Cité, émet des opinions, avec le danger de contagion sociale qu’elles comportent. Lorsqu’on oppose à gros traits "conception française" et "américaine" de la liberté d’expression, on signifie qu’aux USA chacun peut diffuser tout et n’importe quoi, alors qu’en France certaines limites sont imposées par le législateur. On a vu pourquoi le citoyen éclairé peut trouver normal que des idées racistes notamment ne puissent être discutées ni publiées.
Un délit d’opinion est désormais inscrit dans la loi française et chez nos voisins ; il permet de censurer certaines idées, jugées à l’aune de l’expérience historique comme particulièrement dangereuses. Ce délit s’appelle "incitation à la haine raciale ou religieuse". Parmi d’autres textes, l’article 20 du pacte international des Nations Unies pose les limitations suivantes : "Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi."
Les associations, sous certaines conditions, peuvent porter plainte ; il ne s’agit pas de "censure" au sens strict, exercée avant publication d’un livre par exemple, mais de censure a posteriori, après les faits.
Grâce à un tel dispositif, il est en principe possible de désarmorcer les écrits, émissions, romans, films etc. fortement susceptibles d’entraîner les citoyens dans une spirale de destruction collective.
Pourra-t-on appeler du nom de "censure" ces dispositions légales ? Le mot "censure" évoque les Etats totalitaires qui empêchent l’expression d’idées progressistes et démocratiques, ou les pouvoirs religieux qui entravent des dissidences spirituelles. Or, les lois en question répriment des discours ou des insinuations abjectes et anti-humanistes (le racisme, le négationnisme, etc.). Pourra-t-on même craindre que ces lois instituent un "délit d’opinion" ?
Si, comme l’aurait dit Sartre, "le racisme n’est pas une opinion", faire intervenir la loi pour interdire les discours qui incitent au racisme, ce n’est pas censurer une opinion mais s’opposer à un acte déviant - qui se fait passer pour une simple "opinion". A partir de là, la boucle est bouclée : on ne peut même plus parler de censure. La délit "d’incitation à la haine raciale" ne doit point poser question sur les atteintes possibles à la liberté d’expression.
Cette argumentation étonne. Le mot "opinion" signifie : "Tout jugement, toute conception, en tant seulement qu’on le rapporte à la personne qui l’admet ou le possède." Au sens strict du terme, le racisme est une opinion - erronée, fausse, malsaine et qui suscite l’indignation ou la critique, mais une "opinion" malgré tout.
Même si la répression pénale de certains propos peut être tout à fait justifiée, cette décision - l’entrée discrète dans un régime de censure - mérite pour le moins d’être débattue. Les citoyens, et au premier chef les philosophes, ne peuvent accepter sans une réflexion approfondie un choix politique et éthique de cette importance.
Ici, un argument moral peut être brandit : "Si vous envisagez la liberté d’expression, vous pourriez bien l’accorder à tous, y compris aux fascistes ! Vous êtes donc vous-même un fasciste." Rappelons que la position classique des libertaires (à gauche) et des libéraux (à droite) a toujours été de défendre la liberté d’expression. Il s’agit avant tout de garantir aux minorités, qu’elles quelles soient, le droit de s’exprimer même si leurs idées vont contre les points de vue des pouvoirs en place. Il est donc paradoxal d’être suspect lorsqu’on défend ce principe. Si aujourd’hui des mouvements d’extrême-droite réclament la liberté d’expression, il s’agit d’un stratagème purement tactique - dans les bibliothèques et les villes où ils accèdent à un certain pouvoir, respectent-ils le pluralisme ? -, et non d’une réelle adhésion à l’éthique de la discussion et au droit des minorités. Plus profondément, les philosophies politiques de droite - franquisme, fascisme, nationalisme… - justifient unanimement la censure, qui constitue un de leurs piliers - qu’elle soit appliquée au nom de la morale religieuse ou du respect des décisions d’une élite "supérieure". Exit donc cette accusation, qui suspecterait a priori de visées fascistes (!) toute discussion sur le droit à la liberté d’expression.
Revenons à nos lois européennes. A y regarder de plus prés, que signifie le terme "d’incitation" ? Il porte en lui une conception de l’homme comme un être susceptible d’être incité, comme eût dit Monsieur de la Palice ! C’est la vieille théorie de La République qui fait surface sous ce vocabulaire rénové. L’homme est mu par des passions plus ou moins ensommeillées ; celles-ci, sous l’impact de diverses incitations, risquent de se réveiller et de submerger la faible raison. En gros, les membres du démos, vous et moi, sommes habités par des pulsions destructrices telles que le racisme, la haine religieuse, etc. Et il faut nous préserver des contacts avec ce qui pourrait réveiller la bête immonde tapie en nos tréfonds… On retrouve traits pour traits la critique platonicienne de la démocratie : nous, simples gens du peuple, nous sommes incapables de gérer nos penchants (désir/haine, peur/envie), il faut des filtres qui empêcheront la Cité de sombrer. Certes, les garants de la Raison ne sont plus les Philosophes-Rois, mais les Juristes-Rois. Sages, dépositaires du Logos impersonnel de la Justice, ils établissent les garde-fous évitant au démos d’être entraîné dans l’hybris passionnelle du racisme et de la haine, toujours prêts à ressurgir…
Le vote extrêmiste en France ou en Europe pourrait confirmer bel et bien la vision pessimiste de l’homme, être foncièrement déraisonnable. D’ailleurs, qui niera que les juristes, à froid, prennent des décisions mieux ordonnées que celles d’un peuple livré à lui-même - il suffit de songer à un cas d’école comme l’abolition de la peine de mort, faite contre l’opinion majoritaire. Ainsi, les instances judiciaires de la France décident à notre place qu’il vaut mieux éviter l’ébullition sociale, et éteindre les flammèches du racisme ou de la haine religieuse.
Ceci pose en tout cas la question de l’application de ces lois. Peut-on être sûr qu’il n’y aura pas de dérives ? Car où s’arrête réellement "l’incitation à la haine" ?

Le discours critique, incitatoire à la haine ?

En considérant les termes, ils ne sont pas dénués de grosses ambiguïtés. Dans les cas extrêmes (appels aux meurtre, diffamation…) il existe déjà des dispositions légales plus anciennes. On veut donc éradiquer, en ajoutant à l’arsenal judiciaire traditionnel ce nouveau délit d’incitation à la haine, des actes moins apparents que les injonctions de violence et d’agression directes. Le législateur traque une infraction par nature sujette à des discussions délicates, il tente de cerner des raisonnements ou des présentations de faits susceptibles de nuire à l’ordre de la Cité. L’article 20 pré-cité va même plus loin, puisqu’il condamne les incitations à l’hostilité.
Evoquons un cas concret.
Quand Michel Houellebecq met en scène de façon défavorable et caricaturale des musulmans dans son roman Plateforme, commet-il déjà une incitation à la haine ? Surtout si le même écrivain profère des propos injurieux envers l’islam dans un grand journal littéraire. Effectivement, les autorités musulmanes sont dans leur rôle en dénonçant un comportement incendiaire, qui peut attiser les émotions hostiles d’une frange de français vis-à-vis des musulmans.
Les chefs d’accusations invoqués sont les mêmes ici que ceux utilisés par l’AGRIF (Alliance Générale contre le racisme et pour le respect de l’Identité Française), association réputée proche du FN, dans ses procès répétitifs contre Charlie-Hebdo : "appel à la haine religieuse contre les chrétiens" (en mars 94), "discrimination religieuse" (février 95), et le désormais inévitable "racisme anti-chrétien" (février 96) , un grand classique du nouvel anti-racisme !
Si l’on fait tomber les sarcasmes de Houellebecq ou de Charlie-Hebdo dans le domaine pénal, ne sera-t-on pas obligé d’étendre cette répression à un grand nombre d’écrits ? Au cours des siècles et dans des contextes fort différents, quantité d’auteurs se sont lancés dans des tirades véhémentes contre les religions. Voltaire avec son "Ecrasons l’infâme !" n’incite-t-il pas à la haine anti-catholiques ? Nietzsche n’a-t-il pas proféré des paroles de mépris et d’agressivité pathologique envers le christianisme et les valeurs humanistes, propos non-dénués de conséquences (on a dit qu’Hitler s’inspirait de Nietzsche) ? Les écrivains libre-penseurs qui décrivaient de façon polémique les exactions de l’Eglise, parfois avec une mauvaise foi et une haine évidentes, devraient-ils être interdits aujourd’hui ? Toute attaque envers un groupe religieux, national, ne constitue-t-elle pas déjà une "incitation à l’hostilité", sinon à la haine ?
La Loi circonscrit aujourd’hui ces incitations principalement aux cas de haine raciale ; mais le racisme n’est-il pas un concept susceptible de nombreuses extensions ? On peut adopter une définition limitative du racisme (entendu comme la doctrine qui définit de prétendues "races" et les hiérarchise) ; mais on subsume de plus en plus sous le terme de "racisme" n’importe quelle conception qui désigne un groupe particulier et encourage une discrimination envers celui-ci. Ainsi on entend parler dans les médias de racisme anti-gays, anti-vieux, anti-jeunes, etc. A une émission de Michel Field sur les chiens dangereux, un jeune a accusé les gens d’éprouver un "racisme anti-pitbull" ! C’était sans doute l’enthousiasme qui le soulevait mais cet épisode n’est pas anecdotique, il révèle un état d’esprit répandu. Les glissements sémantiques avec le terme de "racisme" sont aisés, du moins pour la déesse au mille bouche, l’opinion publique. Pour l’instant, les juristes se gardent d’un tel flou. Par exemple, dans l’affaire Houellebecq, la Cour a d’abord jugé que les propos de cet écrivain ne devaient pas entraîner de procédure pénale. Ceci ne veut pas dire que les croyants ont tort de réagir à une attaque, mais que cette réaction, selon la loi actuelle, n’a pas à se situer sur le terrain judiciaire - mais sur le plan de la discussion, de la meilleure connaissance entre les religions, du débat d’idées, voire de la polémique. Les juristes montrent encore une grande prudence dans l’application de la loi sur "l’incitation à la haine".
En des mains moins avisées, ce délit ne permettra-t-il pas une répression subtile puis de plus en plus nette ? Ce qui semble malsain dans cette situation, c’est qu’on a créé un délit qui paraît suffisamment flou pour autoriser de nombreuses interprétations. L’abus est donc théoriquement possible. En passant, force est de reconnaître que depuis le procès de Socrate, les philosophes tendent à se défier de ceux qui représentent la Justice ! Pourtant, le citoyen est obligé de s’en remettre de confiance à ses législateurs pour l’interprétation de ces lois, dépendant de leur prudence au sens aristotélicien.

Une fois qu’on a choisi de légitimer cette nouvelle forme de censure, elle risque de s’étendre dans d’autres domaines. Pour comprendre ce point, approfondissons les visées de ces délits. On pourrait demander au législateur : "Pourquoi, si l’incitation à la haine doit être neutralisée, ne devrait-il s’agir que de la haine raciale, religieuse et nationale ? Pourquoi l’incitation à la haine envers une minorité sexuelle, ou envers un groupe social, ne tomberaient-elles pas aussi sous le coup de la loi ?"
Ce qui est grave dans ces cas d’incitations, c’est qu’ils débouchent sur une haine - la haine étant un désir de destruction intime et définitive, ontologique, de ce que l’on hait, on ne pourra pas dire que certaines haines envers des groupes humains sont bonnes, et d’autres non. La haine vis-à-vis d’une classe sociale (les "exploiteurs"), d’un groupe politique (les communistes, les libéraux) serait-elle tolérable, et non la haine envers une "race" ?
La logique poursuivie amène nécessairement à étendre le délit. On en arrivera à stigmatiser "l’incitation à l’hostilité" envers des cultures, des civilisations, des groupes sociaux, des régions, des sectes, des entreprises. Les discours préconisant la révolution, la lutte violente contre "les exploiteurs", "les patrons", etc., finiront eux aussi par être soupçonnés d’inciter à la haine - d’ailleurs à juste titre, car c’est la fonction même du polémiste et du critique social que de susciter la révolte et l’hostilité contre ce qu’il considère comme nuisible.
Le délit d’incitation à la haine, manié de façon large et sans les réserves qui s’imposent, en viendrait vite à justifier une mise en accusation de toute personne critiquant sans concessions une religion, une culture, voire une classe sociale.
Maintenant on objectera qu’il s’agit de suppositions gratuites. Ce délit reste contenu dans des limites raisonnables. Avons-nous déjà entendu parler d’une entreprise ou d’une secte qui l’utilise pour contrecarrer ses critiques ? Non ? En ce cas, ne sommes-nous pas en train de ressentir des inquiétudes inutiles, et de dénoncer des dérives imaginaires ? Cultivons l’espérance et l’optisme !
Cette loi obéit au motif louable de lutter contre la haine. N’est-ce pas exactement le projet qui anime l’utopie totalitaire du Meilleur des Mondes ? Nous avons admis un peu vite qu’il serait positif en soi d’éradiquer la haine, ce sentiment destructeur, et ses pâles copies - l’hostilité par exemple. A vouloir supprimer tout sentiment trouble, ne se dirige-t-on pas vers un totalitarisme soft avec son contrôle pointilleux de l’information ? Par exemple, les récits d’événements historiques tendent à réveiller de "l’hostilité", ou même de la "haine" entre les peuples. Si l’on considère les témoignages sur les tortures commises par des soldats français durant la Guerre d’Algérie, ou à l’inverse sur les attentats aveugles du FLN, devraient alors être tus pour éviter que ces récits n’incitent à la haine des français ou des algériens . N’y a-t-il pas contradiction entre le rappel de faits, concernants l’histoire ou même l’actualité pénibles, et cet esprit d’apaisement sociétal visé par la loi ?
En général le récit des crimes commis par les représentants - réels ou supposés - d’une religion, d’une nation ou d’une "race", sont par nature des propos qui incitent à l’hostilité vis-à-vis des coupables. Faudra-t-il manipuler ce type de témoignages pour s’accorder à l’esprit de la loi ? C’est l’une des tentations du politiquement correct ; lorsque les jeunes qui commettent une "tournante" ou qui brûlent vif un SDF sont des "jeunes issus de l’immigration", les responsables politiques et associatifs s’interrogent légitimement. Est-il prudent de diffuser ces horribles faits divers ? Cela va désigner à la vindicte du peuple, démos sujet aux passions irrationnelles, un bouc-émissaire. Au lieu de calmer les rapports sociaux, ce genre d’information est de nature à réveiller les bas instincts et à servir les discours de haine. Minorer ces crimes, en en parlant le moins possible, ou en dissimulant les prénoms des délinquants - surtout quand les actes sont particulièrement barbares -, c’est amputer une partie de la vérité en vue de promouvoir un climat favorable à la raison et à l’harmonie.
Depuis plusieurs mois, on assiste à une recrudescence des agressions antisémites en France. Synagogues et écoles juives incendiées, menaces de mort qui empêchent des enfants juifs d’assister à la projection d’un film, rabbin roué de coups, jeunes juifs "coursés" dans le XIXème arrondissement… le CRIF révélait en décembre 2001 des centaines d’agressions racistes . Une ampleur qu’on a jamais vu en France depuis la Seconde Guerre, et qui pourrait légitimement mobiliser les citoyens. Or, les autorités politiques et les médias de masse restent particulièrement discrets. Comment expliquer ce silence assourdissant à propos d’évènements qui mériteraient une large couverture médiatique et des manifestations unitaires ? En novembre 2001, je découvrais sur internet les premiers échos de ces agressions, et j’envoyais copie de ces informations sur le Forum d’un grand parti de gouvernement. Message immédiatement effacé ! Motif : "votre post cite dans certains cas des arabes parmi les agresseurs, ceci pourrait constituer une incitation à la haine raciale."
Ainsi, on utilise les lois anti-racistes pour empêcher les citoyens de connaître… des agressions racistes ! Comme si l’incitation à la haine venait de ceux qui rapportent les agressions plutôt que de ceux qui les commettent. Avec ce genre d’arguments, on aurait pu dissimuler le meurtre par des skinheads d’un jeune maghrébin en marge d’une manifestation du FN, et ce, pour "éviter les amalgames et ne pas stigmatiser une partie des français." On en arrive vite à un régime de censure gouvernementale, toute information gênante étant peu ou prou susceptible de susciter des tensions, et de constituer une "incitation" malencontreuse ! Il est temps de questionner cette logique.
En plus du devoir de mémoire et du refus de la haine, n’y a-t-il pas un devoir de vérité ? Non seulement le législateur détient le pouvoir d’empêcher des "opinions" dangereuses, mais il peut aussi bloquer l’information du public. Le délit "d’incitation à la haine" couvre à la fois le champ des opinions et celui des témoignages, récits, faits de différentes nature susceptiques de donner de mauvaises pensées au peuple ! L’information doit-elle être soumise à des impératifs moraux ? Peut-on espérer atteindre un but louable en dissimulant au citoyen des faits, et en soustrayant certaines données ? Les censeurs de tous les temps répondent "oui" à cette question. Le législateur d’aujourd’hui doit-il s’aligner sur leur point de vue ?

La logique des censeurs

La censure n’est pas dénuée dejustifications sociales et morales.
Le propos n’est pas de considérer en détail des affaires récentes, souvent délicates, qui suscitent plus de questions que de réponses. Ces cas montrent que, par sa formulation, le délit d’incitation à la haine raciale, religieuse et nationale contient à l’état latent une logique qui lui est propre, qui ne pourra que se développer et posera de plus en plus de problèmes à notre démocratie.
Alors, faut-il donner compétence aux juges pour déterminer dans quels cas il est légitime de critiquer un groupe, une religion, etc., et dans quels cas cette critique relève de la pure "incitation à la haine" ? Est-il normal que le législateur ait la responsabilité d’évaluer des opinions politiques, philosophiques, etc.?
On objectera que je noircis le tableau, et que nos sages… pardon, nos juges, ne tomberont pas dans les excès. Ce genre d’assertion constitue un pari sur l’avenir. Mais que les rapports de forces se modifient, que des partis totalitaires se rapprochent du pouvoir, que de puissants groupes de pression se manifestent, ou que la mentalité évolue vers une susceptibilité de plus en plus grande, et un rejet de tout ce qui constitue la discussion polémique, alors on risque d’assister à des dérives appuyées sur la stricte légalité.
D’ailleurs, n’a-t-on pas montré leurs prémisses, ainsi que l’émergence d’un état d’esprit totalitaire ?
Au nom du "respect de la dignité de la personne humaine", une association a porté plainre contre l’exposition Présumés innocents à Bordeaux. Cette association souhaitait non seulement interdire l’exposition aux visiteurs, mais aussi… faire détruire les œuvres (des photos d’enfants) ! Les artistes et intellectuels ont réagit vivement à de telles visées. Pourtant, une fois le mécanisme de la censure en route, il ne va pas s’arrêter facilement. Plusieurs articles dans des revues de Beaux-Arts commencent à parler des tentatives de censure caractéristiques, menées par quelques Mairies marquées à droite, envers des manifestations artistiques. En général les censeurs arguent de la protection de la sensibilité du public. Le terme de "respect" envers l’enfance, la religion, etc., revient de façon rituelle dans ce type d’affaires.
Une injure constitue une agression. Il nous paraît normal de la réprimer. Dire à quelqu’un "sale arabe" mérite évidemment une sanction. De même, celui qui dit "les musulmans sont des cons" ou "les homosexuels sont des salauds" s’en prend à des personnes, il les agresse directement. Mais qu’en est-il de l’injure à une personne morale ? La Nation, l’Etat, la Religion catholique, hindoue, ou musulmane, l’Enfance, l’Homme, la Femme, la Démocratie, l’Armée, peuvent-ils se prétendre "insultés" ? A-t-on raison d’utiliser le terme "injure" dans de tels cas ? N’est-on pas dans l’abus de langage en considérant que des entités abstraites pourraient souffrir d’une "agression" quelconque ? En général, substantiver des personnes morales a été la justification des régimes totalitaires. Critiquer la dictature revenait à insulter la Nation, comme aujourd’hui les intégristes croient que leur religion favorite souffre des "injures" et des blasphèmes à cause des libre-penseurs ou des autres religions.
A partir de la rhétorique de l’indignation morale, on assiste en réalité à la banalisation de l’idée de censure. Certes, les groupes de pression réactionnaires ou religieux n’arrivent pas encore à empêcher l’expression culturelle - quoiqu’ils y réussisssent aussi, dans certains cas.
Mais ces événements convergent.
Au-delà des raisons explicitement invoquées (principe du respect pour les personnes morales), on retrouve un même schéma : des autorités interviennent et restreignent la liberté d’expression, au nom de valeurs éthiques supérieures. Ces gens reconnus pour leur grandeur morale ou leur expertise juridique décident à la place du peuple - c’est la fonction des Philosophes-Rois - ce qui est "bon" pour lui. Bref, nous découvrons à l’oeuvre le scénario traditionnel de la répression idéologique : une élite éclairée qui avec des principes moraux, religieux et politiques tout à fait louables, finit par imposer sa loi - au sens propre et figuré du terme.
On dira que les motifs incriminés se distinguent selon les cas. Les chefs d’accusation juridiques sont effectivement de différentes natures suivant ce qu’ils visent. Mais les démarches ne se ressemblent-elles pas ? Un groupe ou une association s’indigne de telle exposition, de telle affiche, de tel roman, de tel site internet. Cette colère entraîne non pas seulement une action morale (condamnation, campagne de presse) ou sociale (boycott), voire intellectuelle (débat d’idées, critique contre l’affiche, le film ou le livre jugés indécents, faux etc.). Le groupe qui se sent attaqué adopte le réflexe de la censure. Il en appelle à la cessation du débat, à la destruction des œuvres, à la fermeture de sites sur le net .

Logique du philosophe contre exigence du citoyen

On se trouve aux prises avec une exigence citoyenne, qui peut faire valoir de solides raisons. Car dans notre démocratie, les "censeurs" ne sont pas des ennemis de la liberté mais plutôt des responsables aux préoccupations humanistes, qui souhaitent limiter la portée des idéologies les plus néfastes et fascisantes. Leur raisonnement se tient.
Examinons-le de plus prés.
Il y a un chemin nécessaire qui va de l’idée à l’acte, en passant par la parole. Je conçois un projet, je le diffuse et c’est seulement ainsi qu’il pourra se réaliser. Il existe alors un seul geste, une action continuée, que nous décomposons en séquences distinctes de façon un peu arbitraire. "Pensée", "parole" et "actes" désignent différents moments d’une totalité indivise.
Vu sous cet angle, le discours (publication, site internet, etc.) se situe à la croisée des chemins : il constitue à la fois une expression - privée - de ma vie intérieure, et un acte - il possède une incidence sur les autres, voire sur la société. Sans discours de haine, il n’y aurait pas de crimes, une phase de réalisation étant difficilement séparable d’un moment de parole. Du théoricien racialiste au chef SA qui éructe une harangue antisémite, puis s’écrie "allons brûler cette synagogue !" jusqu’au groupe fanatisé qui commet l’incendie, n’est-ce pas un seul et même acte qui se perpétue ? Cela signifie que les idées racistes commencent par donner de "simples propos", qui peuvent conduire au camp de concentration… La différence souvent faite entre "opinion" - où tout serait permis - et "action" - où nous condamnerions des actes de violence - serait inadéquate à traduire le réel. Il est tentant de vouloir interdire leur expression dès le stade du discours, pour arrêter net l’infection .
A cette logique qui se veut citoyenne, le philosophe ne pourra pas adhérer au premier abord. Les représentations - images, mots, écrits…- ne sont pas des objets physiques, ils ne se situent pas sur le même plan. Certes, il existe une relation entre la pensée et l’action, ce ne sont pas des mondes rigoureusement séparés et étanches ; le sujet discourant a à rendre compte de ce qu’il énonce. Il ne peut pas se situer dans l’irresponsabilité, comme si ses mots n’avaient aucune incidence. Dire, c’est aussi faire mais en un sens restreint : les théories et autres discours préparent l’action. Celui qui énonce "Je vais repeindre mon plafond" ne fait pas la même chose que celui qui repeint son plafond ! Le fasciste, en exprimant ses théories, projette l’application d’un programme inhumain. Néanmoins, un philosophe de tradition socratique ou encore d’inspiration spinoziste affirmera qu’il faut répondre sur le plan des idées, tant que l’interlocuteur énonce des idées . Il s’agira de déconstruire le fascisme comme toute autre idéologie mystificatrice.
La figure du Mal est aujourd’hui celle du raciste, néanmoins elle a varié au cours des siècles. A l’époque de Socrate, n’était-elle pas incarnée par les sophistes qui sapaient les fondements de l’éthique et de la raison ? En usant de paradoxes logiques, en prétendant que le raisonnement "prouvait" tout et son contraire, ils affirmaient la non-existence du Vrai et du Bien, détruisant par-là même la possibilité de l’exercice normal de la pensée. On le sait, Socrate ne s’est pas dérobé aux discussions avec ces redoutables professeurs d’éristique. Il acceptait sans ambiguïté de se confronter au mal idéologique et à l’erreur, dans l’une de ses formes extrêmes. Il ne demandait pas à des soldats de venir trancher le débat ! Socrate a fait un pari où il s’est exposé au danger que représentaient les sophismes : il a misé sur la raison, dans un climat de liberté optimale, pour dénouer patiemment le nœud des syllogismes captieux. Aujourd’hui, devant l’indignation morale - et son corollaire la censure - il semble nécessaire de rappeler ces faits bien connus. Il est au fondement de la tradition philosophique de provoquer le dialogue avec quiconque, y compris ses ennemis. D’ailleurs, si on abandonnait cette exigence, la philosophie deviendrait un échange stéréotypé entre personnes d’accord sur l’essentiel. C’est le propre des sectes de toutes variétés que de supprimer les conflits d’opinions, ou les "réguler" à la matraque.
Dans l’optique philosophique, on demandera à l’être discourant certes de rendre compte de ses propos ; mais cette épreuve ne se fera qu’au-devant d’un seul Tribunal, celui de la Raison. "Ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion encore davantage que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur."
Les idées humanistes ne sont-elles pas suffisamment fortes pour se passer du "secours" des censeurs ? Celui qui répondra "non" admettra implicitement la défaite de la raison. Cela signifie-t-il que les promoteurs de la censure croient que les propos pervers gagneraient sur le strict terrain de la discussion rationnelle ? Seraient-ils donc si peu philosophes ?
A moins que ce ne soit le philosophe libéral qui s’égare, faisant montre d’un angélisme naïf. Si la considération des principes donne tort au censeur, le cours du monde ne lui donne-t-elle pas souvent raison ? En laissant proliférer librement les pamphlets antisémites, les sinistres caricatures de juifs, les faux sur des complots imaginaires, la période d’avant-guerre a vu se développer un climat pernicieux. Par l’accumulation terrifiante des clichés et l’exacerbation des préjugés, la liberté pour l’expression des antisémites a constitué le terreau du nazisme et de la Collaboration. L’expérience historique dramatique - c’est un euphémisme - nous assène une leçon qu’on ne peut pas ignorer, quels que soient par ailleurs les arguments en faveur de la liberté d’expression.
L’esprit se trouve en tension : nous voilà face aux exigences apparemment contradictoires de la recherche du vrai et de l’équilibre social.

La censure, c’est pour les autres !

Tout chercheur sait qu’il a besoin d’accéder aux informations exactes, quelles qu’elles soient. Un historien peut avoir besoin d’étudier Mussolini dans le texte, un sociologue doit parfois rencontrer les membres des sectes les plus manipulatrices, un philosophe peut se confronter aux théories les dévastatrices - telles le nihilisme, le relativisme ou encore le sadisme. L’activité de la recherche est antinomique avec la censure et les limites données à l’information ou l’expression. De plus, en tant que citoyen, je me sens suffisamment raisonnable et sain pour aborder n’importe quelle propagande et en sortir indemne - même si je suis moralement écoeuré. Ceci nous conduit à un paradoxe : qu’en tant que sociologue ou philosophe, je me doive d’aller lire ou écouter les discours anarchistes, écologistes, royalistes, trotskystes, communistes, fasciste ou gaullistes, voilà ce qu’on m’accordera d’emblée dans la mesure où, de toutes façons, il me faut bien me documenter sur ces sujets si j’y consacre un travail. Mais alors, comment n’aurais-je pas à faire de même en tant que citoyen, et comment le pourrais-je si on a déjà décidé à ma place qu’il s’agit d’idées trop dangereuses voire dans certains cas "nauséabondes" ? Peut-on reconnaître un droit élitiste à l’information et à la liberté d’expression, mais le dénier aux citoyens de base, cette masse supposée ignorante ? Cela revient à mettre d’un côté ceux qui ont droit à s’informer et à confronter des opinions, et de l’autre "les gens" du commun, ces non-alter ego. Ne pas être élitiste, c’est reconnaître à tous les sujets pensants, malgré leur "ignorance" relative, une certaine raison. Néanmoins, on peut dans ce cas justifier la censure, mais cela équivaut à nier la possibilité même du discernement. Il faut alors condamner la raison, et craindre que les sophismes puissent l’emporter sur le vrai. C’est ici une position lourde d’implications. Si on admet que le faux peut paraître le vrai, comment sait-on soi-même que l’on a raison ? On ne dispose plus de repères, la boussole s’affole. "Je ne sais pas si le raisonnement le plus convaincant sera le plus vrai." Le terrain devient glissant, et il s’agit d’un retour vers la logique de la foi ! "Je crois que ceci est vrai sans pouvoir le démontrer à la suite d’un débat rationnel. J’impose donc la vérité contre le débat, en faisant taire les arguments que je juge faux - parce qu’ils contredisent la vérité déjà-donnée."
Un citoyen d’aujourd’hui ne peut adhérer à une telle vision de l’homme dans ses rapports avec la vérité. Alors, comment fera-t-il pour à la fois préconiser la censure - qui est apparemment cette cloturation brutale du débat - sans rejeter d’un bloc la raison, faculté de juger prêtée aux êtres humains ?
Il est évident dans un débat honnête avec des rescapés de l’Holocauste, anthropologues, historiens, généticiens etc., le racialiste et le négationniste verront leurs théories renversées une à une. Mais justement, ce type d’idéologues diffusent leur poison d’une façon qui échappe aux filtres rationnels. Un site internet raciste ne comporte pas d’espace pour connaître les études anti-racistes.
De plus, un autre problème surgit : pour déconstruire les erreurs, il faut un débat contradictoire se déployant au sein d’une temporalité adéquate, souvent longue - comme Socrate le montre au cours des dialogues, où il doit dénouer l’écheveau compliqué des raisonnements sophistiques. Or, l’espace médiatique est rapide et superficiel. Lorsqu’un chef politique démagogue pérore sur la radio, il peut faire passer pour des vérités ses amalgames simplistes. Il faudrait avoir le temps matériel de montrer l’inanité de ses conclusions, à l’aide d’une approche à haute technicité - par exemple sociologique.
Ainsi, les espaces médiatiques se révèlent défavorables à l’émergence du vrai. Ils donnent une prime aux caricatures et autres formules-chocs, qui s’adressent à la passion et court-circuitent le délicat travail de la pensée. Dans ce contexte, des intellectuels humanistes sont tentés de fait par la logique élitaire. Ils constatent l’existence de deux groupes : d’un côté, celui des personnes formées à l’aune universitaire, supposées aptes à juger froidement d’un discours sans se laisser entraîner. Celles-là auraient droit à la liberté sans restriction, notamment pour leurs recherches historiques, philosophiques, sociales. Grâce à leur culture générale, elles ont acquis un niveau de distanciation suffisant. La majorité, par définition moins cultivée, devrait être préservée de la contagion de certaines idées (et de certaines informations) vis-à-vis desquelles elle ne dispose pas d’antidotes.
En poussant cette logique, les autorités compétentes ont pour rôle de définir ces idées perverses et de les cantonner dans une sphère étanche, sans communication avec le grand public. Nous ne décrivons pas ici un imaginaire "Meilleur des Mondes", mais les sous-bassements philosophiques d’un enjeu politico-judiciaire on ne peut plus concret : il s’agit notamment de la régulation de l’internet au niveau international, ainsi que de l’opposition entre le libéralisme américain et la loi française/européenne.
A l’horizon pointe la position classique des censeurs, selon lesquels les opinions morales - ou moins immorales que d’autres - doivent seules avoir droit de cité ; elles sont "déversées" par les dirigeants sur la tête des dominés comme une manne bienfaisante ! Ceci inclut logiquement qu’un groupe est dépositaire de l’éthique - terme plus impressionnant que "morale", et qui sonne mieux que "vérité" aujourd’hui.

L’attitude de nos censeurs démocrates semble difficilement compatible avec la démocratie et le statut d’adultes qu’elle concède aux citoyens. Elle pose aussi une question épistémologique : d’où ces dirigeants éclairés savent-ils que les théories illégales sont mauvaises ou fausses, si par définition ils clôturent l’espace du débat public ? En science et en politique, on pourrait affirmer avec J.S. Mill : "La liberté complète de contredire et de réfuter notre opinion est la condition qui permet de présumer sa vérité en vue d’agir : c’est là la seule façon rationnelle donnée à un être doué de facultés humaines de s’assurer qu’il est dans le vrai." Comment le peuple pourra-t-il être sûr de la validité de telles décisions, si les théories incriminées, voire les objections à la démocratie, ne peuvent plus s’exprimer ?
Mais la position inverse, celle des libertaires, s’avère elle aussi critiquable. A la "régulation" du champ politique, ils préfèrent un chaos d’opinions, sorte de supermarché où tout se vaudrait, où circuleraient de façon anarchique les idées les plus nobles et les théories crapuleuses, où se côtoiraient sciences et pseudo-sciences, religions et sectes. Dans ce magma grouillant, le citoyen affolé n’aurait plus de repères ; mené au hasard, il croirait de fait en une sorte d’équivalence entre des contenus dérisoires, sérieux ou franchement glauques. Sur le net, il sauterait d’un site néo-nazi à un portail de jeux, pour ensuite jeter un œil sur des pages de sagesse immémoriale ou des journaux intimes ; des notions organisatrices comme celles de source fiables ou fantaisiste, de tolérable et d’intolérable, les distinctions entre rumeur, fait et vérité, ne seraient plus garanties. Cascades d’informations impossibles à vérifier, tour de Babel des logiques différentes et des folies systématisées… L’individu confronté à un tel bombardement de données sombrerait dans le scepticisme le plus stérile, ou au contraire s’accrocherait à n’importe quelle idéologie sécurisante, donnant un semblant de cohérence au chaos informationnel - d’où séduction des systèmes clos les plus sectaires.
Nos censeurs démocrates craignent cette ère de la confusion généralisée. Ils veulent établir des filtres, actifs sur le plan juridiques mais aussi sur la qualité des données échangées. Pas de liberté sans règles, remarquent-ils avec une certaine raison. Ces filtres, on l’a vu, ne s’appliquent qu’au peuple "ignorant", censément incapable de gérer cet afflux de données contradictoires ou douteuses. N’y a-t-il pas d’autres solutions, préservant l’intégrité (et l’égalité !) des citoyens en tant que sujets rationnels, et capables de désamorçer efficacement les discours totalitaires ou racistes ?

Débat public et liberté d’expression

Ce qui permet d’échapper véritablement aux idéologies criminogènes, ce n’est pas de les ignorer. L’ignorance, répétons-le, ne peut être servante de la connaissance. Supposons que je tombe sur un site exposant les "thèses" pseudo-historiques des négationnistes. Supposons que je ne fais pas partie de ceux qui ont connu des proches témoins des camps. Même si je n’ai pas sous la main les données requises pour contrer les sophismes négationnistes, je ne vais pas les ingurgiter béatement. Il me semble que je dispose de réflexes de défense qui se déclenchent face à toute idéologie - même dans les cas où il s’agit d’idées moins graves que celles des révisionnistes. Confronté à un auteur, à une théorie, je vais chercher des informations contradictoires, je tenterais de découvrir d’où vient cette théorie et de la mettre en perspective, je confronterais les supposés témoignages qu’elle présente avec des témoignages de sources différentes. L’individu qui dispose d’un minimum de culture a appris à se protéger. Il sait relativiser les arguments massues, aller voir les critiques, trouver les objections nécessaires, et se mettre à distance de ce qu’on veut lui accroire.
Tout le monde connaît l’adage : à celui qui meurt de faim au bord d’une rivière, il vaut mieux donner une canne à pêche que des poissons. Le premier cas résout le fond du problème, alors que dans la seconde option l’individu reste dépendant et passif. Pour neutraliser les idéologies dangereuses, il faut veiller à leur mise en perspective et à leur confrontation critique. Il s’agit donc de favoriser non pas une tutelle des citoyens par des instances régulatrices, mais plutôt la création d’espaces de débats qui permettent de démasquer les faiseurs d’illusions. C’est grâce à l’existence de structures et de règles de discussions contradictoires et rigoureuses, que nous pouvons désamorcer les manipulations dans le champ politique et médiatique.
Ainsi, au lieu de chercher à censurer les idées immorales et intolérables, il faut veiller à les discuter dans un cadre adéquat, permettant leur déconstruction. C’est déjà l’un des rôles de l’école dans sa formation des futurs citoyens : l’enseignant en histoire, en économie ou en philosophie aborde, à un moment ou l’autre, les réponses politiques, sociales et religieuses les plus importantes dans son champ. Il est censé les contextualiser. Mais à notre avis, l’enseignant devrait aller jusqu’à présenter dans leur force les différentes options politiques etc., puis les déconstruire - ou les faire déconstruire par des textes, des intervenants extérieurs, etc. Nous avons suggéré ailleurs une méthodologie apte à développer le pouvoir critique des élèves. Pour cela, au lieu d’être livré au seul professeur d’histoire ou de philo, ils pourraient rencontrer dès le secondaire les représentants de plusieurs partis, syndicats, religions, sciences humaines. A notre sens, c’est en écoutant des discours opposés les uns aux autres, en considérant les points de vues adverses et qui souvent annulent réciproquement leurs excès, que l’esprit de discernement se formerait chez les jeunes.
D’ailleurs, les pays démocratiques tendent vers cet idéal : lors des élections, les citoyens reçoivent en principe des professions de foi de chaque candidat, ce qui leur permet une approche comparative. Les grands débats télévisés mettent en présence les représentants des différents partis, qui sont censés se critiquer les uns les autres. Par l’opération de ces discours divergents apparaît plus de "vérité" que si un groupe, un présentateur etc., même dépositaire de l’éthique, assénait sa propre vision du monde.
Il s’agit de revivifier le projet initial de la philosophie. Il faut définir une méthode et un cadre de discussion aptes par leur logique propre à favoriser l’émergence du vrai - sans qu’il ait besoin d’être imposé. Car il est clair que cette méthode ne saurait en aucun cas s’ériger en contrainte ; elle doit être adaptée et transformée en fonction de l’expérience acquise. Voici néanmoins quelques traits qui nous semblent des fondamentaux du débat rationnel :

  Un esprit à la fois dialectique et encyclopédique, animé par l’idéal d’une thésaurisation et d’un examen complet de l’ensemble des problèmes, discussions, arguments, etc.

  L’ouverture du débat à toutes les écoles de pensées, partis - dans la mesure où leurs représentants acceptent les règles de discussion (il s’agit d’impératifs techniques, mais non d’une sélection sur des critères moraux ; les règles sont l’écoute mutuelle, le temps partagé de parole, la proscription des attaques ad hominem, etc.)

  Une discussion méthodique, chaque argument exprimé faisant l’objet d’un examen minutieux à l’aune des sciences "dures" et humaines, de l’expérience historique etc. C’est ici qu’il faudrait renouer avec la démarche de Socrate, mais aussi avec celle des Scolastiques médiévaux, qui prenaient le temps pour approfondir les thèses qui leur étaient proposées.

Nous pensons que ces points font apparaître en quelque sorte un archétype du débat philosophique. Reste alors à transposer celui-ci dans différents champs de notre société, de façon à former les citoyens à l’examen rationnel - et ainsi les immuniser contre toute incitation à la haine, non par une répression venue de l’extérieur, mais par le développement normal des facultés de l’esprit. Cette confrontation systématique des options pourrait s’étendre aux discussions politiques/économiques, mais aussi dans l’enceinte scolaire ou dans d’autres espaces moins officiels .
Espérons que nous saurons inventer et multiplier ces Agoras pour le XXIème siècle, avant que les fanatismes et les fondamentalismes de toutes obédiences ne nous submergent - et détruisent notre liberté de penser.

Auteur(s)
Emmanuel J. Duits
Les Utopies Concrètes

Instigateur des Utopies Concrètes



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